samedi 25 février 2012

Page 4 (Dragon Ash)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 22 à 26 écrits par Dragon Ash forme la page 4 de son texte.]

— Katsu, je vais y aller. Il doit commencer à se poser des questions.

— Tu parles. Il dort, oui.

— Ou il a appelé la police. C'est un anxieux.

Quand elle repart, les garçons ont trouvé un vieil homme à qui offrir à boire et à fumer, ce qui ne manque certainement pas de leur donner l'impression d'être vivants, doux et forts. Les rois du monde. Jo lui a fourré dans la poche un bout de papier avec son adresse et son numéro de téléphone.

Mon pauvre garçon, je pourrais être ta mère, se dit-elle en froissant le papier, s'apprêtant à l'envoyer dans le caniveau de la rue qu'elle longe, à la recherche d'une station de métro — ou bien non, pas tout à fait quand même. Elle serre le poing. Dans la rame, une bonne moitié des passagers dort, bouche parfois grande ouverte. Les néons leur donnent l'allure de spectre. Si elle les regarde assez longtemps, elle finira par voir s'échapper leurs pensées, en volutes noires qui vous attrapent aux chevilles, vous attirent à la terre.

Pourquoi diable s'être souvenue de la plage d'Enoshima, de ces étés qui sentent déjà la mort ? Tous ceux qu'elle a connus là-bas ont disparu, sauf Katsu et Keiko. Quand elle sort à Nezu, le soleil se lève déjà. Le chameau du kebab clignote, pâle ; l'employé du matin, un Philippin, fait tourner la viande en sifflant. Etsuko prend l'escalier juste après la supérette Tsuki. De là, on voit la maison de Daisuke, un cube de béton blanc troué d'une seule et immense fenêtre. Le store est baissé. Elle se mord les lèvres. Pas de mensonge : je dirai que je suis sortie avec les garçons, que mon téléphone s'est déchargé, que j'ai trop bu.

Un pressentiment affreux la saisit devant la porte.
Elle va retrouver Daisuke mort. Dans son enfance, et pour une raison qu'elle ne s'est jamais expliquée, elle a craint, pendant des années, de retrouver ses parents pendus au balcon, une cagoule blanche sur la tête. Au lieu de quoi : Kagi Kenichi, son père, est mort d'un cancer du poumon dix ans plus tôt, tandis que Kagi Teruyo, sa mère, a épousé en secondes noces un exportateur de saké et vit tranquillement sur une des îles de la Mer intérieure, sans jamais plus donner de nouvelles. Mère, quand il faudra remuer vos os sur le brasier, peut-être saurons-nous si vous avez été heureuse loin de nous ? Etusko se déchausse et monte sur la pointe des pieds l'escalier qui conduit à leur chambre.

Non. Il est là, vivant, dort les bras en croix, la barbe aimantée par les boules pâles du lustre, le moindre de ses poils reflétant la lumière verdâtre de l'aquarium qui cohabite — maudits poissons — avec eux dans la chambre. Un petit scaphandrier y explore les grands fonds, un trident à la main. Maudit Daisuke, oui. Les poissons n'y sont pour rien. Etsuko pose la main sur le torse nu de son amant, qui frissonne.

Il a posé sur le livre qu'il était en train de lire un flacon en plastique — de la mélatonine. Sa carte de métro lui sert de marque-page. Que lit-il, l'imbécile ? Le soleil pointe sous le store, qu'il n'a pas complètement baissé.

— Daisuke.

Elle pose ses lèvres sur le thorax de l'homme, lèche sans réfléchir le méplat que fait son sternum. Criminalité et prisonniers au Japon. Mon Dieu. Elle lui baise les paupières. Puis lève un regard sidéré vers l'aquarium, où l'eau s'est mise à danser, verte, clapotante, sous les néons.

— Daisuke ! Ça bouge ! Ça tremble ! Daisuke ! Réplique !

****

Il était couché dans le sable, le bleu du ciel lui écrasant front et menton. La nuit, ô joie, la nuit n'était plus ; le monde avait repris son cours.
— Si tu veux mon avis, c'est le patron qui t'a fauché les clefs.

— Quelle idée, maugréa Arrow, qui n'avait toujours pas rouvert les yeux.

Le soleil était si intense qu'il lui semblait voir à travers ses paupières.

— Non qu'il se méfie de toi. Mais je crois qu'il mène des expériences sur nous.

— Qui ça, nous ?

— Toi, moi, et Lucia Woodland Spring.

Arrow frémit de tout son corps et roula sur lui-même. Là, tout doux. Il souleva prudemment la paupière gauche. Sable rouge. Folles irisations sur le cadran de sa montre. Dix-sept heures vingt-cinq. La droite, maintenant. L'ombre de Mad Hunter, noire et dentelée.

— Qu'est-ce qui te fait dire que le patron fait des expériences sur ses… spécimens indigènes, Hunter ?

— Chut, siffla l'autre. Tu m'accompagnes à Lake Purity ? Il faut que j'aille chercher des lignes à Area 51. Je te raconterai un truc en route.

Arrow se releva, les mains dans les poches, les yeux plissés. L'immeuble blanc du labo lui dissimulait les trois cônes bleuâtres des Three Peaks.

Mad Hunter avait racheté l'année précédente un bus scolaire dans lequel il dormait quand les nuits n'étaient pas trop chaudes. Il l'avait repeint en blanc et réaménagé. "Ça me donne un peu de liberté", expliquait-il.

— Écoute, dit-il lorsqu'ils eurent franchi l'enceinte de la base. Il y a trois jours, j'avais besoin d'un truc au labo 7, le labo des singes. Il n'était pas loin de minuit, et je suis passé chez Lucia pour qu'elle me prête sa carte. Quand je suis entré dans son bureau, j'ai vu de la lumière par la vitre. De la lumière du côté des singes…

Il alluma un cigarillo, renifla avec vigueur.
— C'était ce vieux salaud de van Doorn. Tu imagines ? Il portait une cagoule noire, et un survêtement, mais pas moyen de se tromper. Les épaules voûtées, les jambes torses… Je me suis planqué entre deux placards. Il s'est penché sur une cage et je l'ai entendu qui tripotait des trucs. Ça a duré… oh, un bon quart d'heure. Je n'en pouvais plus. En fin de compte, il est parti en fichant un coup de torche sur les barreaux de la cage, et le singe — c'est un des capucins, tu sais — a poussé un cri à vous glacer les sangs. Quel fils de pute, van Doorn. Mais ce n'est pas tout, Arrow. J'ai attendu qu'il reparte. Compté les battements de mon cœur : je t'assure, j'avais les boules. Ça fait cinq ans que je bosse ici, et je n'ai jamais vu qui ce soit se balader à minuit dans les labos avec une cagoule… Bon. Je suis passé du côté des singes. J'ai allumé la veilleuse. Cet enfoiré, il avait installé une mini-caméra et un micro au niveau de la serrure de la cage. À la bonne hauteur pour surveiller Lucia.

Arrow pianotait sur le tableau de bord.

— C'est absurde.

— C'est ce que j'ai pensé, répliqua Hunter.

Au mûrier, ils prirent la direction de Lake Purity. C'était une mauvaise piste et les vibrations du véhicule les faisaient chevroter.

— Sauf que… Sauf que je me suis rendu compte le lendemain matin qu'il en avait collé une dans mon bureau, de mini-caméra de merde.

— Mais pourquoi nous ? Tu crois vraiment qu'il a un problème avec les Indiens ?

— J'en sais rien, grommela Hunter. Je constate. Une caméra chez Lucia, une autre chez moi, cette histoire de labo bouclé de l'extérieur avec toi… J'ai jeté un coup d'œil chez Amoroso, peau de balle.

— Mince, constata Arrow d'une voix neutre. J'ai oublié mon maillot de bain. Je piquerais bien une tête pendant que tu achètes tes vers chez Ramirez.

— T'as vraiment rien dans la cervelle, Arrow.

Rien ou trop. Arrow avait posé les index sur ses paupières. Les images affluaient, torrentielles.
Vertes, phosphorescentes, trouées d'yeux noirs et luisants, des rats. Des rats de lumière. Van Doorn… van Doorn s'approchait tranquillement de son lit, une perceuse à la main. Bzzzzz… la mèche se rapprochait de sa tempe. Le sang coulait. Van Doorn passait une langue mince et violette sur des lèvres noirâtres. Deirdre agonisait dans sa cage, vidée de son sang par le vampire.

— Mais que nous veut-il ?

— Ça, mon vieux, j'en ai aucune idée.

Il fouilla dans la boîte à gant de Hunter, en tira une petite bouteille d'eau.

— Je peux ?

— Pas de souci. Attends ! Si. Souci. Il y a… un truc dedans. Ça ne va pas te plaire. Regarde sous le siège, il doit y avoir de la bière.

Tiède, certes, mais Arrow la but avec soulagement. Ils longeaient à présent Lake Purity. À l'extrémité ouest, se dressaient les quelques baraques de pisé blanc qui constituaient le village du même nom — une communauté de Californiens végétaliens l'avait presque entièrement colonisé, à l'exception de l'épicerie-bar, Area51, où Peony Taylor, une vague cousine de Hunter, mi-navajo mi-noire, vendait du matériel de chasse et de pêche, tout en exerçant les fonctions de shérif dans la zone du lac.

— Un truc ?

— Oui, je fais des expériences avec les xelimonques.

— Les quoi ?

— Chez Peony. Pas au labo. J'ai déménagé le terrarium depuis la visite de van Doorn aux singes. Je te montrerai. Des longicornes endémiques à White Canyon, c'est assez particulier.

Avec Mad Hunter, on pouvait s'attendre à tout. À Noël, dans son car scolaire, ils étaient montés à Bowler Point, se souvint Arrow, et ils avaient… Arrow s'étrangla sur sa bière. Le feu de Noël éclairait la main d'Etsuko, son genou, ses mèches noires. Accroupie, elle riait sans bruit, des larmes de joie lui coulant le long du nez.



(à suivre)

Dragon Ash

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