samedi 25 février 2012

Page 4 (Alice Bé)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 22 à 26 écrits par Alice Bé forme la page 4 de son texte.]

Le lendemain matin, il se demanda si réellement il allait faire ce qu’il avait promis. Assis à la petite table où il prenait son petit déjeuner, il contempla d’un air pensif son bol de café au lait, comme si ce breuvage couleur de boue pouvait lui éclaircir les idées. Il lui semblait encore sentir la pression de la main de Mme Cohen dans la sienne. Il descendit dans la rue, déambula dans le quartier, de jour en jour plus délabré. Des bouts de verre jonchaient parfois le sol, reliefs d’ampoules de lampadaire qui avaient servi de cible au lance-pierre de garnements mal élevés, des inscriptions insultantes étaient peintes sur certaines vitrines. Les gens n’avaient plus de respect. Salomon se souvint soudain qu’il avait un cours à donner dans un des quartiers huppés de la ville, et entra dans un troquet pour pouvoir téléphoner. Il penserait à tout le reste plus tard ; après tout le monde de s’arrêterait pas de tourner si Hershe restait une nuit de plus en prison.
Il poussa la porte d’un troquet aux vitres poussiéreuses, dont l’enseigne indiquait, en lettres gothiques, qu’il se nommait « La clé d’or ». Rien n’était plus éloigné de ce métal précieux que l’intérieur miteux du local, mais Salomon ne s’y arrêta pas. Il demanda où se trouvait le téléphone, ainsi qu’un annuaire pour retrouver le numéro des De Quiche, chez qui il devait se rendre ce jour-là. Le patron, qui le regardait avec des yeux de poisson mort, lui indiqua le fond de la salle, et se remit à nettoyer ses verres sans grande motivation. Salomon pensa à la grande maison des De Quiche, encore plus grande que celle de ses cousins ; que ces gens-là avaient donc de la chance ! Il composa le numéro.
Une voix terne lui répondit. Celle du majordome, qu’il connaissait bien.
- Résidence De Quiche, j’écoute ?
- Bonjour, je suis Salomon Aleichem, le répétiteur, je voulais confirmer que je venais bien cet après-midi à trois heures pour la leçon de Monsieur Alphonse.
- La leçon a été annulée, Monsieur.
- Ah, bien, je… Quand Madame souhaite-t-elle que je vienne ?
- Madame n’aura plus besoin de vos services, Monsieur. Je vous souhaite le bonjour.
Salomon resta un instant immobile devant la cornette qui sonnait dans le vide. Son visage était sombre. Il sortit du troquet, les yeux rivés au sol, passa à côté d’enfants qui jouaient près d’une fontaine sans les voir. Il se sentait écrasé par une grande ombre sans visage.
A présent qu’il n’avait plus d’impératifs, il n’avait pas le choix : il lui faudrait passer chez ses cousins pour parler de l’histoire du fils Cohen. Salomon essaya de se remémorer, une par une, toutes les avanies que ce vaurien de Hershe lui avait fait subir. Il y avait eu les guêpes, bien sûr, mais aussi la fois où Hershe l’avait poussé dans une mare stagnante constellée de lentilles d’eau pour voir « si on pouvait marcher dessus », celle où il l’avait fait monter en haut d’un arbre pour voir « si la vue était jolie », arbre dont Salomon avait failli ne jamais redescendre, et bien d’autres encore. Hershe était très curieux, mais préférait faire prendre à d’autres les risques engendrés par sa curiosité. Lui s’en sortait toujours indemne, le visage illuminé d’un sourire innocent, et rentrait chez sa mère qui l’accueillait immanquablement d’un : « Hershe, lumière de ma vie, tu es rentré, grâce à Dieu ! », sans daigner d’un regard le pauvre Salomon qui, trempé, tremblant, couvert de piqûres, se faufilait juste derrière.
Les parents de Salomon, eux, n’avaient jamais vraiment pris au sérieux ces avanies infantiles. Reza et Esther étaient des gens discrets et moutonniers, venus dans ce pays pour s’y faire une place sans trop attirer les regards. Celui qui avait réussi, c’était l’oncle David, le frère de Reza, qui avait construit sa fortune au départ dans la lutte contre les nuisibles. La clé de son succès avait été de s’adresser à la bonne bourgeoisie de la ville en passant par les domestiques, qui faisaient régulièrement remarquer à leurs maîtres que les cafards ne pouvaient être admis dans une résidence aussi belle et prestigieuse que la leur. Ses premiers milliers amassés, David les avait habilement placés en bourse, pour ensuite investir dans l’immobilier, au lendemain de la Grande guerre, rachetant à leurs propriétaires ruinés par la guerre ou leurs compromissions avec l’ennemi ces mêmes maisons bourgeoises qu’il avait désinfestées quelques années auparavant.



(à suivre)

Alice Bé

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