samedi 11 février 2012

Page 2 (Dragon Ash)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par Dragon Ash forme la page 2 de son texte. La première page est disponible ici.]

Wright était encore coincé dans les Ormes sur le Fleuve, niveau complexe et traître du jeu du Livre où traînaient des bandes de nautonniers nains aux questions vicieusement platoniciennes. Non, il n'avait pas croisé Shark ces derniers temps. Leur dernière partie avait tourné à la bataille rangée.
"Ta copine m'a envoyé un double et j'ai dû investir tout mon crédit en cantharides pour renvoyer ce fichu Doppelgänger à ses chères études.
— En cantharides ? fit Arrow, distrait. Ce n'est pas un excitant sexuel, ça ?
— Si, justement. Mais au niveau où nous jouions — Odyssée, si mes souvenirs sont bons, ça les affole et les voilà bons pour les sirènes. Les vraies, les féroces, les cannibales, pas tes gentilles femmes-poissons à la Andersen.
— Ah."
La brebis s'était couchée sur le flanc, ronflait doucement. Sur le plafond, Etsuko elle aussi avait fermé les yeux, toujours silencieuse.
" Wright… Tu es passé par la Tour, récemment ?
— Non, pas pu. C'est niveau Zeus, cher ami. Cinq degrés au-dessus des Ormes. Pourquoi ? Shark n'y est pas déjà, quand même ?"
Shark, Etsuko Shark. Eve Etsuko Shark. Eve Etsuko Bloody Effing Kagi Shark. Le souvenir lui sectionna le cœur en deux d'Etsuko à l'aéroport de Denver, mâchoires serrées, regard fulminant.
Il sanglota sans retenue : pas de doute, ça faisait du bien. Wright était reparti lutter contre les nabots malfaisants des Ormes. Ledoux ne fut pas d'un plus grand secours. Plus douée que Wright, elle était déjà parvenue au lugubre niveau des Ramasseurs d'Os, mais de son passage en Zeus ne se souvenait que d'une partie avec Edison Chen, un joueur qu'Arrow avait croisé maintes fois. L'espion de la plus haute tour, ça n'était pas lui. "Et Shark ?
— Pas vue pas prise, mon petit Icare."
(Icare était, en hommage à son père, le nom d'Arrow dans la Maison.)
"Tu devrais en parler à Edison.
— Je lui laisserai un message."
Il alla fermer la lumière dans le labo, ne gardant pour tout éclairage que celui bleuâtre et rassurant que l'écran de l'ordinateur dispensait. Plus obscures, les lueurs des machines qui enregistraient les divers signes vitaux de Deirdre. Le visage d'Etsuko s'était sans doute fondu dans les ténèbres : il ne leva pas les yeux et discuta longuement avec Ledoux — à ce qu'il en savait, informaticienne au Tribunal administratif du Québec.
"Ledoux… vous êtes mariée ?
— Je vis en couple. Drôle de question, cher Icare."
Il eut honte, après coup, de n'avoir su lui dire qu'il voulait, dans la nuit que ne peuplaient que machines, bêtes endormies et spectres muets, ouvrir son cœur à un être humain. Bah.
***
"Ai no Kabaretto, j'écoute.
— Katsu ? C'est Jo. Vous avez de la place ce soir ? On passerait bien à trois.
— Non, ce n'est pas Katsu. Oui, on a de la place. Enfin, pour le moment. Jo comment ?
— Tu verras. On s'connaît, j'suis sûr. J'aurai mon tee-shirt Love the Shoggoth. Vous avez des beignets de poulpe ? Et de la bonite séchée ?
— Comme d'habitude. À tout à l'heure, Jo, alors."
Kagi Etsuko, cigarette au coin des lèvres, sort dans la ruelle, une bouteille de bière à la main, le portable glissé dans la poche de son tablier noir ; s'adosse à la porte de bois peint du plus petit bar de tout Golden Gai, Ai no Kabaretto, Le cabaret de l'amour. Sa sœur — légitime propriétaire de l'établissement — a coutume de dire qu'on n'y logerait pas trois chats. Dans une heure, les néons du grand magasin Aokai, tout proche, se mettront à clignoter : blanc bleu violet bleu blanc violet vert vert vert blanc bleu violet etc. C'est l'ordre. Les trois chats se battront pour entrer. Kei-chan et Etsuko se marcheront sur les pieds derrière le comptoir. Les murs trembleront sous l'effet de la musique et des conversations braillées. Katsu arrivera avec vingt minutes de retard : "Etsu-chan, Kei-chan, désolé ! J'avais perdu mon passe.
Etsuko fume des cigarettes chinoises dont l'odeur évoque celle du carton brûlé. Elle s'y est remise dès le lendemain de son retour à Tokyo, grâce à Daisuke, chez qui elle vit de nouveau. Sur la terrasse, au-dessus d'un bosquet de cryptomères aux troncs maigres, il lui a offert une Peace en marmonnant d'absurdes excuses sur le passé qu'il fallait oublier et le calumet des Indiens ; fugitivement, elle a pensé au laboratoire, à ses habitants — qu'elle s'est vue aussitôt noyer dans un baquet : oui, noyer, et le couvercle, et la corde, et hop au fond de l'eau : adieu, vous êtes morts. Daisuke lui a passé la main dans les cheveux, l'a embrassé plutôt maladroitement, elle l'a repoussé, c'est trop tôt. Mais le bonheur à fumer au-dessus des rues basses, en exhalant la fumée par les narines tandis que le ciel tourne à la nuit, ça !
Les ampoules colorées du Big Blue Red Yellow s'allument à sa troisième cigarette. Etsuko finit sa bière. Une femme passe avec deux chihuahuas en laisse.
Kagi-san !"
Etsuko lève les yeux, des deux petits chiens au regard d'obsidienne au visage de la femme, exagérément maquillé.
"Anna Park. Vous ne vous souvenez pas ?
— Mais bien sûr, ment Etsuko.
— Je sors les petites", annonce Mme Park.
Les pattes maigres des chiennes tremblent. Elles portent toutes deux un manteau de laine verte. Sur l'un, en boutons rouges, on lit Buffa et sur l'autre, en noir, Seria. Mais oui. Etsuko hoche la tête, pensive. Cette Mme Park, elle l'a croisée dans l'avion qui l'emmenait loin de…
"Mais c'est donc que vous chantez à Tokyo ?" demande-t-elle, poliment.
Mme Park est cantatrice. De Londres à Tokyo, elle a eu le temps de raconter à Etsuko l'essentiel de sa carrière, revue et corrigée, sans doute.
"La semaine prochaine, chère enfant. Du contemporain, s'il vous plaît. Une création mondiale. Je vous en avais parlé ?"
Etsuko se souvient vaguement d'un opéra sur Guantanamo, avec chœur des esprits indigènes, Che Guevara en Sedgway et puissances supérieures du monde se vantant de leurs turpitudes respectives.
"Je chante le rôle de la justice. Non seulement elle est aveugle, mais elle est également sourde et muette. Il a fallu que j'apprenne à chanter comme les sourds-muets apprennent à parler. C'est étrange. Je suis vêtue d'une burqa noire et je porte un dé géant sur le dos, comme ce petit personnage de la Tentation de Saint Antoine. Vous savez ?"
Non, Etsuko ne sait pas. Elle invite la femme à prendre un verre de vin de prune au Cabaret de l'amour qui, la nuit tombant, ne va pas tarder à ouvrir ses portes.
Quelques verres d'umeshu plus tard (celui du Cabaret, que confectionne amoureusement la volubile Keiko, la sœur aînée d'Etusko, titre à plus de 16°), Mme Park est prêt à chanter ce que l'on veut. Et pourquoi pas ? Dotée d'une voix de soprano qu'elle rapetisse à la taille du minuscule établissement, elle susurre quelques rengaines coréennes et japonaises a capella tandis que les sœurs Kagi préparent boulettes et beignets dans la cuisine, séparée des quatre tables de l'établissement par un comptoir en bois blanc dont l'angle est particulièrement dangereux les soirs de beuverie. C'est à dire quatre soirs sur cinq, pour être honnête. Les chiens dorment dans un carton, sous l'évier. Keiko sanglote à chaudes larmes quand Mme Park entonne la triste valse allemande du Visage d'un autre, film que les sœurs ont vu des années auparavant, à la télévision, une nuit, avec deux garçons qui sont morts un ou deux étés plus tard en Grèce, écrasés sur une plage par des motards ivres. Etsuko hausse les épaules et accueille le premier client de la soirée, hors Mme Park — Jo, sans aucun doute, jeune abruti aux cheveux jaune paille, ce Jo qu'elle est censée connaître.


(à suivre)

Dragon Ash

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